
Les 3100 migrants morts ou disparus dans la Méditerranée en 2018 et les 5005 autres en 2017 n’ont pas dégonflé les flux migratoires. Dans la cité rose de Marrakech, des Africains, qui ont frôlé la mort dans le Sahara, sont déterminés à accomplir leur rêve : regagner l’Europe, quitte à y laisser leur vie. De l’autre côté de la Méditerranée, plus précisément à Berlin, peu d’entre eux s’en sortent. Le parc de Kreuzberg, un quartier cosmopolite de Berlin, regorge d’Africains en situation irrégulière qui s’abandonnent au désespoir.
Il pleut sur la ville. Les piétons se précipitent pour
s’abriter. Les belles artères se vident. Pourtant, quelques jeunes, les têtes
« engoulées » dans des bonnets tombant jusqu’aux oreilles et les
mains couvertes, se faufilent entre les voitures sur la grande et belle avenue
Mohamed VI de Marrakech. C’est une question de vie ou de mort. Le 23 novembre
2019, Mohamed Sow et trois autres jeunes africains sont là, debout, non loin de
l’intersection de la gare de Marrakech. Ils se précipitent et tendent la main
aux automobilistes retranchés dans leur cabine. Ils défilent entre les rangées
de voitures pour demander l’aumône.
Depuis quelques années, la cité historique et touristique du Maroc, pourtant
éloignée de la zone de transit vers l’Europe, est une zone de repli stratégique
pour des aventuriers venus du Sud du Sahara. « Contrairement à Tanger,
Nador ou Rabat, cette ville nous offre plus de possibilités d’avoir de
l’argent. Nous pouvons travailler quelquefois dans les chantiers de construction.
Donc, il arrive, sans ce travail, que nous soyons obligés de venir quémander
dans cette avenue », confie Moussa Camara, âgé de 22 ans. Ce Guinéen,
diplômé en hôtellerie qui a vécu à Ouakam à Dakar, est loin d’abandonner son
projet. Trois autres Ouet-Africains traînent près d’autres feux de circulation,
à l’ombre de l’imposant Hôtel Paradis. La mine déconfite, ils tendent la main
tantôt aux passants tantôt aux automobilistes avec déférence malgré
l’indifférence de la « masse ». Aucun centime pendant tout le temps
que nous y sommes restés. « J’attends que ma famille m’envoie de l’argent
pour la traversée. Entre temps, je dois travailler ou quémander pour
vivre », rapporte Mohamed Sow, un autre Guinéen. Leur calvaire contraste
avec la somptuosité des villas ocres et des hôtels poussant comme des
champignons sur l’Avenue Mohammed VI. Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’ils
supplient les personnes pour avoir de quoi se mettre sous la dent. Ils
souffrent. Ils se débattent pour éviter les embûches sur le chemin sans fin de
l’endurance illustrée par le visage émacié d’Oumar Keita, un jeune malien. Il a
tout vu, tout vécu dans le désert et à Tanger. « La mer, ce n’est rien.
Nous avons vu des personnes mourir dans le désert. Durant deux jours, nous nous
attendions au pire avec des attaques, des contrebandiers. C’est comme dans une
jungle, les plus forts dictent leur loi. Nous sommes juste chanceux »,
raconte Oumar Keïta.
Après le désert, ils font cap sur la mer. Les flots de morts remontés à la
surface ne font pas frémir ces Nigériens qui grelottent de froid face au
chapiteau devant abriter le festival de cinéma de Marrakech. « Les
conditions de vie sont dures au Maroc ; la location est trop chère pour
des jeunes qui se débrouillent », confie le jeune Diop inscrit à l’école
des arts et de la cinématographie de Marrakech. Ils viennent de divers pays,
leur itinéraire est différent. Mais ils reconnaissent que ce n’est pas le
royaume chérifien qui est responsable de leur sort. Le sujet de l’émigration a
été au cœur de la réflexion lors du sommet des Africités tenu du 20 au 24
novembre 2018. Au Maroc, 50.000 migrants ont été régularisés, 3.300 réseaux de
trafiquants démantelés.La forêt de Gourougou
Le rempart contre l’émigration clandestine reste le développement socio-économique
des pays de départ. Même de l’autre côté de la Méditerranée, les rescapés de la
traversée vivent le traumatisme. Sur leur chemin, certains sont obligés de
vivoter durant des années dans la forêt de Gourougou, avant d’escalader les
barrières de l’enclave espagnole de Mélilla, au risque et au péril de leur vie.
« Je suis tombé malade dans la forêt de Gourougou. J’y ai frôlé la mort.
Ici, la spiritualité est le rempart contre le désespoir et la lassitude. C’est
trop dur de vivre dans cette forêt où tous ont un objectif commun :
traverser les barrières pour rejoindre l’enclave espagnole. Certains montent la
garde pour observer, surveiller les gendarmes marocains. En cas de défaillance
de leur dispositif, nous passons à l’assaut. Certains réussissent à passer,
d’autres sont attrapés et refoulés vers les villes marocaines », rapporte
Abou Bakar Sidibé, né en 1985 à Abi en Côte d’Ivoire et originaire de la région
de Wassalou, une localité du Mali, qui vit actuellement en Allemagne.
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BERLIN : Terre d’attraits et de tourments

La ville de Berlin exerce un attrait obsessionnel sur les migrants africains. La capitale de la République fédérale d’Allemagne est devenue leur destination de choix. Mais peu d’entre eux parviennent à réaliser leur rêve.
Tout commence sur les chapeaux de roue. Le chauffeur
tiré à quatre épingles, dans une tenue sombre, tient dans sa main, une tablette
où il est affiché Stéphanie. C’est le nom de notre guide, une jeune journaliste
allemande. Nous franchissons la double porte vitrée de l’hôtel Intercycité. A
l’extérieur, ça caille. Depuis deux jours, Berlin affiche les températures les
plus basses. Le chauffeur s’empresse de nous ouvrir les quatre portes. Une fois
dans la limousine, d’une voix basse, il demande : « Est-ce que je
peux mettre la musique ? Et la température, ça va ? » Et, c’est
tout. Il fait un détour et s’engouffre dans le Tiergarten, un tunnel qui
traverse le centre de Berlin. Au bout de quelques minutes, nous sortons et remontons
une autre avenue avant de nous immobiliser devant le siège de Black Lane, au
quartier Rosseberg-Kiroberg. La journée commence bien pour les reporters. Coup
de théâtre : « Mamadou Ben Ndao est à l’hôpital. Il se pourrait qu’il
ne soit pas là », nous informe Stéphanie. Elle vient de raccrocher avec
Mamadou Ben Ndao.
Les locaux sont faits de briquettes de terre pressée. Au premier étage, une
frêle et élancée demoiselle nous accueille avec le sourire. D’autres filles,
allure de mannequin, défilent dans cet « open space ». Au deuxième
niveau, comme dans un centre d’appel, des garçons, tous devant leur écran,
mettent en relation des clients avec des personnalités. Black Lane est une
startup présente dans 60 pays et compte près de 300 salariés. Mamadou Ben Ndao
est une cheville ouvrière de ce pousse fondé en 2011. « Mamadou aide
beaucoup l’entreprise à se déployer dans d’autres pays comme la France. Il est
impliqué dans tous les nouveaux projets et dans l’introduction des
innovations », témoigne un de ses collègues Hakan Ardic. Au-dessus de son
bureau, flottent les drapeaux de l’Union européenne et de l’Allemagne. L’esprit
d’entreprise de Black Lane peut-être résumé à l’inter-culturalité.
« Mamadou est un sénior, il m’a accueilli et a participé à mon intégration
et à mon encadrement », reconnaît l’Italien Pierrot. Il est l’absent le
plus présent le jour de notre passage. Sur son bureau, ses collègues ont laissé
des témoignages sur un bout de papier.
L’absence n’est que physique. Le lendemain, lorsque nous avons ouvert la porte
de sa chambre d’hospitalisation, Mamadou était dans son lit d’hôpital. Il était
souriant. Il a ses deux portables et sa tablette. Ses outils lui permettent de
travailler à distance. Sa position dans la startup l’oblige à répondre à tout moment.
Il est le premier noir à travailler à Black Lane. « Le jour de mon
entretien, tous ceux qui j’ai eu à croiser m’ont dit bonjour, cela m’a marqué.
Il y a l’esprit jeune. C’est cela qui m’a poussé à opter pour Black
Lane », confie Mamadou Ben Ndao qui a travaillé à Amazon, en Angleterre.
Ce Sénégalais, qui a fait des études supérieures en France et en Angleterre,
sort du lot des milliers de migrants en situation irrégulière. Les fondements
de la création de la startup expliquent son intégration dans l’une des sociétés
les plus fermées d’Europe. Pour se hisser à ce niveau, il faut aller à
« l’encontre des structures » pour reprendre l’expression de l’un des
rares noirs enseignant à l’Université Humboldt-Universitat Zu Berlin, classée
13ème au dernier Ranking. « L’intégration ne se décrète pas. Elle
s’arrache. La société allemande, y compris le milieu universitaire, est fermée.
Il faut heurter les structures du racisme, de la discrimination »,
souligne l’universitaire, Dr Ibou Diop.
Kreuzberg, son parc et les délices coupables

Gorlitzer Parc, situé dans le quartier cosmopolitique de Kreuzberg (montagne de la croix), évoque, sous plusieurs de ses traits la Conférence de Berlin, partage de l’Afrique et les tragédies qui en ont découlé. Ce jardin, qui s’étend sur plusieurs hectares, est presque la chasse gardée des Africains qui y gagnent leur vie, quelquefois de manière peu catholique.
L’entrée est peu captivante ; aucune inscription.
A l’intérieur, un homme allongé sur un banc en bois soutenu par des structures
métalliques. Il est d’une forte corpulence, presque titubant. A une encablure,
deux autres hommes se « planquent » dans un abri abandonné. Ils sont
isolés. A la sortie, nous allons à la rencontre de quatre adultes noirs. Le
premier a les dreadlocks cachés dans un chapeau oblong. Les deux mains sont
enfoncées dans les poches de son pantalon moulant. Il feigne de prendre un bain
de soleil. Dans ce coin, on n’aime pas trop papoter avec un étranger au premier
contact. Le mot d’ordre, c’est la méfiance. Dès l’arrivée d’un intrus inconnu,
les codes sont communiqués dans une des langues africaines. Malheureusement
pour eux, la leur ne m’est pas étrangère. Alors la méfiance laisse place à la
confiance. Ils fulminent contre les pays d’accueil et les dirigeants de leurs
terres d’origine. « C’est lorsqu’on foule le sol européen que l’on se rend
compte de la valeur de l’Afrique. Nous avons des ressources naturelles, mais le
problème, ce sont nos dirigeants », se désole le jeune S. D., originaire
de Bassé, en Gambie. Il est le plus réceptif. Trois jeunes compatriotes
gambiens demandent avec insistance les raisons de notre présence en Allemagne
et au parc. « Qu’est-ce que vous faites ici. Vous êtes envoyés par qui ? »
se demandent des jeunes gambiens. L’un d’entre eux s’éloigne en grillant sa
cigarette.
Nous rebroussons chemin et croisons un homme barbu aux paupières ampoulées. Il
répond à notre salutation par un hochement de tête. Aucune lueur de lucidité
sur son visage. Il donne l’impression de sommeiller.
Hantise
A quelques mètres de là, deux hommes et une femme d’un pays africain. L’Afrique
s’est partagé le jardin de Kreuzberg. C’est une réplique de la Conférence de
Berlin et le partage de l’Afrique. « Des choses pas du tout catholiques se
passent dans ce jardin. C’est connu de tous que des Africains y vendent de
petites quantités de drogue. Aujourd’hui, ce commerce s’est étendu dans tout le
quartier de Kreuzberg. Les gangs se battent pour contrôler des rues », témoigne
un journaliste résident à Kreuzberg.
Dans le vallon du parc, des personnes de couleur blanche se prélassent.
D’autres cherchent le plaisir dans la lecture. Sur les allées, des éducatrices
et leurs élèves se promènent dans cet espace vert. Des couples et leurs enfants
sont dans des aires de jeux. Le parc est scindé en deux mondes : ceux qui
luttent pour la vie et ceux en quête de la paix de l’âme. M.D., originaire de
Sérékunda en Gambie, est loin de réaliser son rêve de départ. Aujourd’hui, il a
grossi les rangs d’autres Africains qui passent leur temps dans le parc. Il
avait traversé la méditerranée en 2011 pour regagner l’Espagne. En 2012, il a
travaillé dans des fermes agricoles à Barcelone où il a gagné de l’argent et
obtenu des papiers de séjour. Mais, il en voulait plus pour améliorer les
conditions de vie de ses parents restés au pays. « La vie est trop dure
pour les Africains en Allemagne. C’est plus compliqué pour ceux qui n’ont pas
de papier », confie M.D.
Cet espace vert n’est point un cadre de répit pour les migrants. Certains
peuvent être appréhendés à tout moment par la police. Ici, ils vivent également
la pression sociale. Ils sont dans une sorte de hantise. Les témoignages de
ceux qui les défendent font froid dans le dos. « J’ai défendu un jeune gambien
pris avec sept kilogrammes de drogue, alors que la quantité tolérée est de deux
grammes pour sa propre consommation. Il disait qu’il vendait cette quantité
parce qu’on l’avait appelé pour lui dire que ses frères et ses sœurs n’étaient
pas allés à l’école, faute de moyens. Il a été condamné à sept ans de prison.
Sa famille a préparé le voyage de son jeune frère qui est mort lors de la
traversée de la mer méditerranée », se souvient l’avocat Benjamin Dusberg
qui a eu une séance d’échanges avec les journalistes ivoiriens et sénégalais
bénéficiaires d’un atelier de formation organisé par la Fondation Friedrich
Naumann.
RÉGULARISATION DES MIGRANTS EN ALLEMAGNE : Le chemin de croix

L’obtention d’une régularisation ou d’un droit d’asile en Allemagne est une autre aventure pour les migrants. Ceux issus des pays en confit ou en crise sont plus chanceux. L’administration a déjà délivré 35.000 autorisations d’expulsion qui tardent à être exécutées.
Les conditions de sécurité sont strictes à l’Office
des migrants et des réfugiés de l’Etat fédéral d’Allemagne. Dans un quartier
huppé de Berlin, leur imposant siège donne à apprécier une architecture moderne
avec des rectangulaires lignes vitrées, en harmonie avec les nouvelles
habitations. Notre guide nous fait découvrir une vaste salle ressemblant à
celle d’embarquement avec des baies vitrées et quelques familles accompagnées
qui se présentent avec leur papier comme au comptoir d’enregistrement des
aéroports. En réalité, ils entament un autre voyage sur le sol allemand. Leur
enregistrement est la première escale dans un labyrinthe à l’issue incertaine.
La salle de 500 places est vide durant notre passage. Mais, en 2015 et 2016,
elle était très exiguë. Plus de 2.000 migrants frappaient tous les jours à la
porte de ce service.
Dans les couloirs, on peut voir des migrants faire face aux agents comme dans
un interrogatoire. Après quelques tours, nous voici dans une petite pièce. Un
téléphone fixe est relié à un ordinateur. Un agent prélève les empreintes d’un
demandeur d’asile. C’est avec minutie que l’on vérifie l’origine du migrant en
utilisant le nom de sa famille pour vérifier s’il existe dans son pays
d’origine. « Certains migrants nous arrivent sans papier donc nous
utilisons ces méthodes pour confirmer leur origine », justifie un des
agents du Bmf.
35.000 autorisations d’expulsion
Après l’authentification de la nationalité ou de l’origine du candidat, place au contrôle du passeport dans un autre petit bureau encombré d’ordinateurs, de scanners, d’appareils munis de système infrarouge. Après cette étape, nous entrons dans une petite pièce où deux ordinateurs reliés à un appareil qui ressemble à un abat-jour. C’est le système qui passe au peigne fin les téléphones portables des migrants. L’inspection des appareils téléphoniques offre une mine d’informations sur les conversations, l’itinéraire des demandeurs d’asile. « Nous ne regardons pas les photos prises par des migrants. L’inspection des appareils nous permet d’avoir des informations sur les pays traversés par les migrants et voir aussi dans quel pays le téléphone présenté a été utilisé. Ces informations nous aident à savoir s’il avait déjà fait une demande dans les pays d’entrée dans l’espace de l’Union européenne », détaille notre guide. Cette collecte d’informations aide les techniciens à prendre des mesures justes. Mais l’obtention d’une régularisation dépend de la stabilité ou de l’instabilité du pays d’origine. La Syrie, l’Afghanistan, l’Irak et le Soudan ont les meilleurs taux d’acceptation. A part ce critère, le candidat doit prouver qu’il est persécuté dans son pays à cause de ses idées politiques ou religieuses, entre autres. « Pour obtenir des papiers en Allemagne, la voie la plus facile, c’est de se marier avec une Allemande ou de dire qu’on est homosexuel », affirme le lauréat du Festival la Berlinale qui s’est vu refuser à plusieurs fois l’obtention de la régularisation. Aujourd’hui, l’administration fédérale a délivré plus de 35.000 autorisations d’expulsion qui ne sont pas exécutées. Il y a encore tout un processus à respecter.
Source: Journal Le Soleil du 29/04/2019
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